Une première juridiction québécoise reconnaît la valeur juridique des licences Creative Commons. La Cour du Québec, division des petites créances, a en effet accordé 250 $ à un photographe pour violation de son droit d’auteur sur une oeuvre distribuée sous une telle licence.

Gérald Brosseau rend accessibles ses photographies par l’intermédiaire de son propre site en exigeant que toute reproduction mentionne son nom. Il interdit par ailleurs toute utilisation commerciale de ses images, ainsi que toute modification, transformation ou adaptation de celles-ci. Le cabinet d’avocats Baron, Lafrenière a été condamné à payer des dommages-intérêts pour avoir reproduit sur son site l’une des oeuvres* du photographe québécois (lire l’entretien qu’il a accordé à Exculturae) en contravention avec ces exigences.

La juge Nathalie Chalifour rappelle d’abord que l’originalité de la photographie de M. Brosseau lui confère une protection en vertu de la Loi sur le droit d’auteur [LRC (1985), c. C-42, art. 5 (1)]. Elle précise ensuite que «le fait de rendre une oeuvre disponible sur internet ne dépouille pas le titulaire» de ses droits. De plus, l’absence de mention de ses droits directement sur l’oeuvre ou de mesure de protection visant à restreindre sa distribution ne constitue pas un moyen de défense justifiant la violation du droit d’auteur. La juge reconnaît ainsi que les conditions fixées par le titulaire des droits dans la licence Creative Commons devaient être respectées et que, partant, elles s’avèrent conformes à la législation canadienne.

La juridiction des petites créances a accordé à M. Brosseau une somme de 125 $ dans une deuxième affaire reposant sur des faits similaires et présentant des motifs presque identiques. La photographie concernée, Montréal sur le fleuve, avait été utilisée à des fins commerciales sur le site des Messageries sans limites inc. sans le consentement de son auteur. Le directeur des ventes de l’entreprise, Anthony Beaulieu, avait téléchargé l’oeuvre sur un site qui ne mentionnait pas les droits rattachés à celle-ci. Il avait alors conclu que l’image était libre de droit et l’avait intégrée dans la conception du site de l’entreprise. La juge Chalifour précise qu’un tel moyen de défense est irrecevable puisque M. Beaulieu «ne pouvait présumer que la photographie était dans le domaine public». Il aurait dû rechercher activement le titulaire des droits et, à défaut de l’identifier, s’abstenir d’utiliser la photographie (Brosseau c. Messageries sans limites inc.).

La photographie Montréal sur le fleuve est reproduite ci-dessus avec l’aimable autorisation de l’auteur.

Dernière mise à jour: 12 octobre 2017

Texte intégral

COUR DU QUÉBEC
Division des petites créances
Chambre civile

CANADA
PROVINCE DE QUÉBEC
DISTRICT DE MONTRÉAL
LOCALITÉ DE MONTRÉAL

N°: 500-32-140589-138

DATE: 25 janvier 2016

SOUS LA PRÉSIDENCE DE L’HONORABLE NATHALIE CHALIFOUR, JCQ

GÉRALD BROSSEAU
Demandeur

c.

BARON, LAFRENIÈRE INC.
Défenderesse

JUGEMENT

[1] Dans cette instance et dans l’instance 500-32-142625-146, le demandeur, Gérald Brosseau, demande réparation pour la violation de ses droits d’auteur sur une photographie. Les motifs du Tribunal étant presque identiques dans les deux instances, les deux jugements comportent beaucoup de similitudes. Néanmoins, le Tribunal a préféré rendre les jugements distinctement.

[2] Dans la présente instance, M. Brosseau réclame 3 780 $ à titre de dommages et de dommages punitifs pour l’utilisation sans son consentement d’une de ses photographies à des fins commerciales par la défenderesse, le cabinet d’avocats, Baron, Lafrenière Inc. (ci-après: BL). Il reproche à BL d’avoir intégré sa photographie à un site Web servant à promouvoir le cabinet.

[3] BL nie avoir violé les droits d’auteur de M. Brosseau et soutient qu’il lui était impossible de savoir que la photographie, disponible sur le Web, n’était pas libre de droits.

Questions en litige

1. Les droits d’auteur de M. Brosseau dans la photographie ont-ils été violés?

2. Dans l’affirmative, quels sont les dommages qui peuvent être réclamés?

3. Des dommages punitifs peuvent-ils également être attribués?

Les faits

[4] En avril 2008, M. Brosseau réalise un montage de huit photographies de la ville de Montréal qu’il assemble de manière à en créer qu’une seule et qu’il intitule Montréal sur le fleuve1.

[5] Il rend ensuite cette photographie disponible sur son blogue La photo du jour2. La mention suivante est inscrite au bas de l’écran:

«Cette création est mise à disposition sous un contrat Creative Commons.»3

[6] En cliquant sur la mention, l’internaute est informé que4:

i) M. Brosseau souhaite conserver la paternité de son oeuvre et exige d’être identifié par son nom;

ii) aucune utilisation commerciale n’est autorisée;

iii) les photographies ne peuvent être modifiées, transformées ou adaptées.

[7] Aucune autre mention de droits d’auteur ou de mesures de protection n’est mise en place et il est possible de télécharger les photographies en différents formats.

[8] M. Brosseau explique être favorable à la libre circulation de ses oeuvres à des fins privées. Cependant, il souhaite contrôler les exploitations commerciales, le cas échéant. Ainsi, il évalue chaque demande d’utilisation de ses photographies à des fins commerciales afin de fixer un prix adéquat et de s’assurer que l’usage de chacune lui convienne.

[9] À titre d’exemple, il a déjà autorisé un bureau d’évaluateurs agréés à intégrer la photographie en litige à leur site internet moyennant le paiement de 100 $.

[10] Au début de 2013, c’est d’ailleurs un représentant de ce même bureau d’évaluateurs agréés qui le contacte pour l’informer de l’utilisation de la même photographie dans le site internet d’un bureau concurrent.

[11] M. Brosseau constate alors que différentes entreprises utilisent la photographie en question pour illustrer leur site internet ou blogue promotionnel, dont BL. Cette dernière utilisait la photographie Montréal sur le fleuve sur la page de leur site Web indiquant les coordonnées du cabinet5.

[12] Le 29 avril 2013, M. Brosseau met BL en demeure de cesser d’utiliser sans droits sa photographie et réclame une indemnisation6. Il se plaint aussi d’une modification à son oeuvre; la photographie reproduite dans le site de BL est d’un format différent à ceux qu’il propose dans son blogue.

[13] Le ou vers le 1er mai 2013, sur réception de la mise en demeure, BL retire la photographie de son site.

[14] Le 16 mai 2013, BL écrit à M. Brosseau qu’elle refuse de payer quoi que ce soit en dédommagement7.

[15] M. Brosseau fixe le montant des dommages qu’il réclame dans cette instance en se référant à la grille tarifaire de l’Association canadienne des créateurs professionnels de l’image (ci-après: CAPIC). La CAPIC représente des photographes professionnels et diffuse leur grille tarifaire respective.

[16] Ainsi, pour le clic d’un icône ou d’un bouton d’un site Web, la CAPIC demande 378 $ pour une durée d’un an8.

[17] Tenant compte du fait qu’il a été mis devant le fait accompli, M. Brosseau a multiplié ce cachet par dix pour un total de 3 780 $. Cette méthode de calcul comporte selon lui un aspect punitif.

[18] M. François-David Bernier, directeur de BL, témoigne avoir téléchargé la photographie en l’obtenant par Google Images. Aucune mention identifiant M. Brosseau ou ses conditions d’utilisation n’était indiquée.

[19] M. Bernier a ainsi utilisé la photographie en croyant qu’elle était mise à la disposition du public libre de tous droits.

[20] Par ailleurs, il souligne avoir immédiatement retiré la photographie dès réception de la mise en demeure. Cependant, il ne précise pas la durée de l’utilisation, se contentant de mentionner que ce fut pour une courte période de temps.

[21] Mme Maude Royer, employée de BL, témoigne avoir fait différentes recherches sur le Web et avoir constaté que la photographie en litige circule librement sans aucune mention, et ce, de façon anonyme. À titre illustratif, elle produit différents extraits de sites qui utilisent la photographie et elle explique qu’il est possible de la télécharger à partir de ces sites, l’oeuvre n’ayant aucune protection numérique9.

Analyse

1. Le droit d’auteur de M. Brosseau dans la photographie a-t-il été violé?

[22] La photographie de M. Brosseau est le résultat de ses efforts, de son talent et de l’exercice de son jugement. Son originalité, au sens de la Loi sur le droit d’auteur (ci-après: LDA)10, lui permet de profiter de la protection offerte par cette loi.

[23] En vertu de l’article 3 (1) de la LDA:

«Le droit d’auteur sur l’oeuvre comporte le droit exclusif de produire ou reproduire la totalité ou une partie importante de l’oeuvre, sous une forme matérielle quelconque, d’en exécuter ou d’en représenter la totalité ou une partie importante en public et, si l’oeuvre n’est pas publiée d’en publier la totalité ou une partie importante; ce droit comporte, en outre, le droit exclusif:

(…)

f) de communiquer au public, par télécommunication, une oeuvre littéraire, dramatique, musicale ou artistique;

(…)

Est inclus dans la présente définition le droit exclusif d’autoriser ces actes.» (le Tribunal souligne)

[24] L’article 2 de la LDA défini le terme télécommunication comme suit:

«toute transmission de signes, signaux, écrits, images, sons ou renseignements de toute nature par fil, radio, procédé visuel ou optique, ou autre système électromagnétique».

[25] Il est établi que la transmission d’une oeuvre par internet est un acte de communication au public par télécommunication11.

[26] Il est aussi reconnu que le fait de rendre une oeuvre disponible sur internet ne dépouille pas le titulaire de droits d’auteur de ses droits.

[27] L’auteur Sébastien Pigeon écrit à ce sujet:

«Le fonctionnement même de l’internet, l’échange constant de fichiers numériques, revient à faciliter la copie et contribue probablement à banaliser celle-ci. Il n’en demeure pas moins que les règles du droit d’auteur sont applicables dans l’environnement numérique, la Loi enchâssant même ce principe de neutralité technologique. Ainsi, un auteur ne perd pas ses droits du seul fait qu’une oeuvre est dématérialisée et utilisée ou distribuée sans support physique.»12 (le Tribunal souligne)

[28] En rendant sa photographie disponible sur son blogue, M. Brosseau n’a pas perdu son droit exclusif de la communiquer au public, de même que tous les autres droits exclusifs prévus à la LDA.

L’absence d’une mention de droits d’auteur sur la photographie ou d’une mesure de protection empêchant son téléchargement est-elle un moyen de défense?

[29] BL reproche à M. Brosseau de n’avoir pris aucune mesure pour empêcher le téléchargement et la reproduction de la photographie et de ne pas avoir apposé une mention de droits d’auteur directement sur la photographie.

[30] Or, le droit d’auteur naît dès la création d’une oeuvre originale au sens de la LDA. Il n’est pas conditionnel à l’inscription d’une mention sur l’oeuvre ou à la mise en place d’une mesure de protection.

[31] L’auteur Normand Tamaro rappelle qu’on ne peut ignorer le droit et que l’on est réputé «avoir un doute raisonnable qu’un droit d’auteur existe sur une oeuvre». De plus, il souligne l’existence d’une «présomption permettant de conclure qu’une oeuvre, même non enregistrée, fait l’objet de la protection»13.

[32] L’absence d’une mention de droits d’auteur ou d’une mesure de protection directement sur la photographie ne peut justifier BL et constituer une défense.

[33] Par surcroît, le fait que d’autres personnes aient utilisé sans droits la photographie, ailleurs sur divers sites ou pages Web, n’est pas non plus un moyen de défense. Comme Me Tamaro l’enseigne:

«ce n’est pas parce qu’il est en preuve qu’une oeuvre a fait ou fait encore l’objet d’une contrefaçon qu’une personne peut s’autoriser de cette pratique pour contrefaire l’oeuvre impunément»14.

[34] Dans Les Salons Marcel Pelchat Inc. c Breton et als15, la Cour supérieure souligne le devoir de celui qui souhaite utiliser une oeuvre d’agir activement pour s’assurer de respecter les droits de l’auteur. Traitant de l’utilisation à des fins commerciales d’une photographie, la même Cour explique à ce sujet:

«(…) la législation actuelle ne peut plus être invoquée pour cautionner une forme quelconque d’aveuglement volontaire, ce qui emporte comme corollaire une obligation de diligence raisonnable de la part de celui qui s’apprête à utiliser pour lui-même un document sur lequel un tiers pourrait détenir un droit d’auteur. En d’autres termes, celui à qui l’on reproche la reproduction ou l’utilisation non autorisée d’une oeuvre protégée par la Loi doit non seulement établir sa bonne foi et son ignorance de droits pouvant appartenir à des tiers, mais il doit démontrer aussi qu’il a pris au départ des précautions raisonnables pour éviter de s’approprier l’oeuvre d’un autre.» (le Tribunal souligne)

[35] Ne pouvant retracer l’identité de l’auteur de la photographie, BL aurait dû s’abstenir de la télécharger à partir de Google Image. BL ne pouvait pas valablement présumer que la photographie était libre de droits; d’autant plus que BL est un cabinet d’avocats qui oeuvre en propriété intellectuelle.

[36] Les droits d’auteur de M. Brosseau ont été violés et il a droit d’être compensé.

2. Dans l’affirmative, quels sont les dommages qui peuvent être réclamés?

[37] Tenant compte que M. Brosseau a déjà autorisé une utilisation commerciale de sa photographie moyennant 100 $ et du fait que BL a immédiatement retiré la photographie de son site, sur réception de la mise en demeure, le Tribunal estime qu’un montant de 250 $ est suffisant pour compenser tous les dommages pécuniaires et moraux subits par M. Brosseau.

3. Des dommages punitifs peuvent-ils également être attribués?

[38] Le caractère intentionnel de la violation ou de la mauvaise foi de BL n’ayant pas été établi, aucun dommage punitif ne peut être accordé16.

POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL:

ACCUEILLE en partie la demande du demandeur;

CONDAMNE la défenderesse, Baron Lafrenière inc., à payer au demandeur, Gérald Brosseau, la somme de 250 $ avec intérêts au taux légal et l’indemnité additionnelle prévue à l’article 1619 du Code civil du Québec, à compter de la mise en demeure, soit du 29 avril 2013;

AVEC LES FRAIS DE JUSTICE, soit le timbre judiciaire de 136 $ payés par le demandeur.

NATHALIE CHALIFOUR, JCQ

Date d’audience: 24 novembre 2015.

1 P-1.

2 P-2.

3 P-2.

4 P-2.

5 P-4.

6 P-5.

7 P-6.

8 P-7.

9 D-3.

10 Voir CCH Canadienne Ltée c. Barreau du Haut-Canada, 2004 CSC 13; et art. 5 (1), LRC (1985), c. C-42.

11 Voir Association canadienne des fournisseurs internet et als. c. Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique et als., 2004 CSC 45.

12 Droit d’auteur et droit des technologies, Barreau du Québec-Service de la formation continue, Montréal, 2008.

13 Normand Tamaro, Loi sur le droit d’auteur, texte annoté, 7e éd., Thomson Carswell, p. 710 à 716.

14 Ibid.

15 3 février 2004, 200-05-014537-018; voir aussi Santo Limousines Inc. c Simonetti, CQ, 2006 QCCQ 16908.

16 Voir Droit d’auteur et droit des technologies, Barreau du Québec-Service de la formation continue, Montréal, 2008.

Auteur:Louis-Philippe Gratton

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