Le 12 mars 2008, la Cour d’appel de Paris a confirmé le jugement du Tribunal de grande instance de Paris rendu le 22 mars 2007 dans l’affaire dite des caricatures. L’hebdomadaire Charlie Hebdo avait été poursuivi pour délit d’injures publiques envers un groupe de personnes à raison de sa religion, en vertu de la Loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse (articles 29 et 33), après avoir publié des caricatures censées représenter le prophète Mahomet.

La juridiction du second degré rappelle d’abord, comme l’avaient fait observer les juges de première instance, que la liberté d’expression vaut «pour les informations ou idées accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes dans une société déterminée, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent». Les juridictions françaises renvoient ainsi à la jurisprudence constante de la Cour européenne des droits de l’homme (Cour eur. DH, aff. Handyside c. Royaume-Uni, 7 décembre 1976). La Cour d’appel relève ensuite que la société française, laïque et pluraliste, exige «le respect de toutes les croyances», mais également «la liberté de critiquer les religions» puisque le blasphème n’y est pas réprimé.

La Cour d’appel estime par ailleurs, à l’instar du Tribunal de grande instance, que la communauté musulmane n’était pas visée dans son ensemble par les caricatures publiées par Charlie Hebdo, mais que seuls «les musulmans terroristes» l’étaient. Elle considère à ce titre qu’«aucun risque de confusion n’est créé entre les musulmans et les terroristes». Les dessins incriminés ne constituaient ainsi pas une injure ou une «attaque personnelle et directe dirigée contre un groupe de personnes en raison de leur appartenance religieuse».

La juridiction d’appel poursuit en indiquant que l’hebdomadaire, en publiant ces dessins, «souligne, avec son esprit satirique bien connu mais de manière argumentée, le danger des fanatismes religieux [et] de l’instrumentalisation de l’islam à des fins politiques». Les dessins du journal humoristique ont mis en cause, rappelle la Cour, plusieurs autres religions au cours des années. Elle convient, comme la juridiction inférieure, que «le genre littéraire de la caricature, parfois délibérément provocant, participait de la liberté d’expression et de communication des pensées et des opinions». La Cour d’appel de Paris conclut que les caricatures litigieuses ont «participé au débat d’intérêt général sur la liberté d’expression».

Dernière mise à jour: 25 septembre 2017

Texte intégral

COUR D’APPEL DE PARIS
11e chambre, section A

Arrêt du 12 mars 2008

RÉPUBLIQUE FRANÇAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS

Prononcé publiquement le mercredi 12 mars 2008,
par la 11e chambre des appels correctionnels, section A,

Sur appel d’un jugement du Tribunal de grande instance de Paris,
17e chambre du 22 mars 2007 (P0621308076).

Parties en cause devant la Cour

Philippe Val
Prévenu, comparant, libre, non-appelant

Société Éditions Rotative
Civilement responsable, non-appelante

Tous deux assisté et représentée par Maîtres Georges Kiejman et Richard Malka,
avocats au Barreau de Paris – Toques P 200 et C 593

Le Ministère public
Non-appelant

Union des organisations islamiques de France
Partie civile, appelante

Représentée par Maître Ouassini Mebarek, avocat au Barreau d’Amiens

Composition de la Cour, lors des débats et du délibéré

Présidente: Madame Trébucq,

Conseillers: Monsieur Croissant, Madame Carbonnier,

Greffier: Madame du Parquet aux débats et au prononcé de l’arrêt.

Ministère public: représenté aux débats et au prononcé de l’arrêt par Monsieur Bartoli, avocat général.

Rappel de la procédure

La prévention

Par actes d’huissier de justice en date des 18 juillet et 3 août 2006, la Société des habous des lieux saints de l’islam, représentée par son président Dalil Boubakeur, et l’Union des organisations islamiques de France, représentée par son président en exercice, Lhaj Thami Breze, ont fait citer devant le Tribunal de grande instance de Paris Philippe Val, directeur de la publication du journal Charlie Hebdo, et la société Éditions Rotative pour y répondre respectivement en qualité d’auteur et de civilement responsable du délit d’injures publiques envers un groupe de personnes à raison de sa religion, en l’espèce la religion musulmane, prévu par l’article 29, alinéa 2, et réprimé par l’article 33, alinéa 3, de la Loi du 29 juillet 1881, à la suite de la publication, en couverture du magazine Charlie Hebdo, numéro 712 daté du 8 février 2006, d’une caricature censée représenter le prophète Mahomet tenant les propos suivants: «C’est dur d’être aimé par des cons…», et en page 3 du même magazine, d’une caricature censée représenter le prophète de l’islam accueillant des terroristes sur un nuage et s’exprimant en ces termes: «Stop stop we ran out of virgins», ainsi que d’une autre caricature censée représenter le prophète Mahomet coiffé d’un turban détourné en une bombe au détonateur allumé.

Le jugement

Le tribunal, par jugement contradictoire à l’encontre de Philippe Val, prévenu, à l’égard de la société Éditions Rotative, civilement responsable, par jugement contradictoire (article 424 du Code de procédure pénale) à l’égard de l’association Société des habous des lieux saints de l’islam, partie civile poursuivante, par jugement contradictoire à l’égard de l’association Union des organisations islamiques de France, partie civile poursuivante, par jugement contradictoire (article 424 du Code de procédure pénale) à l’égard de l’association Ligue islamique mondiale, partie civile intervenante, et par jugement contradictoire à l’égard de l’association Défense des citoyens, de l’Association promotion sécurité nationale (APSN), de G. G., de G. M. et de l’association Halte à la censure, la corruption, le despotisme, l’arbitraire (HCCDA), parties civiles intervenantes, a:

– ordonné la jonction des procédures portant les numéros 0621308076 et 0620808086,

– écarté le moyen de nullité présenté par le président de l’association Défense des citoyens,

– renvoyé Philippe Val des fins de la poursuite,

– rejeté l’ensemble des demandes des parties civiles.

Les appels

Appel a été interjeté par:

– Lhaj Thami Breze, président de l’UOLF, le 30 mars 2007 contre Philippe Val et la société Éditions Rotative.

– La Ligue islamique mondiale, de l’association politique Halte à la censure, à la corruption, au despotisme et à l’arbitraire, de G. G. et de G. M. qui ont fait l’objet d’un arrêt séparé prononcé le 23 janvier 2008.

Par arrêt interruptif de prescription en date du 13 juin 2007, l’affaire a été renvoyée au 23 janvier 2008 pour plaider.

Par arrêt séparé du 23 janvier 2008 auquel il est expressément référé, la Cour, après avoir reçu les appels interjetés par la Ligue islamique mondiale, de l’association politique Halte à la censure, à la corruption, au despotisme et à l’arbitraire, de G. G. et de G. M., a jugé ces parties irrecevables en leur constitution de partie civile.

Déroulement des débats

À l’audience publique du 23 janvier 2008, la présidente a constaté l’identité du prévenu qui comparaît assisté de ses avocats qui déposent un jeu de conclusions;

L’Union des organisations islamiques de France, dite l’UOIF, représentée par son avocat dépose des conclusions;

L’UOIF a indiqué sommairement les motifs de son appel.

Décision

Devant la Cour,

L’UOIF, partie civile appelante, conclut, par infirmation du jugement, à la condamnation de Philippe Val à lui payer la somme d’un euro à titre de dommages-intérêts, à la condamnation solidaire de Philippe Val et de la SARL Les Éditions Rotative à lui payer la somme de 5 000 € sur le fondement de l’article 475-1 du Code de procédure pénale et à la publication d’un communiqué dans l’hebdomadaire Charlie Hebdo en page de couverture, sous peine d’une astreinte de 1 000 € par semaine de retard ainsi que dans trois journaux, à son choix et aux frais des intimés;

Monsieur l’avocat général, non-appelant, requiert la confirmation du jugement;

Philippe Val et la SARL Les Éditions Rotative, prévenu et civilement responsable intimés, concluent, au visa des articles 1 de la Constitution du 4 octobre 1958, 11 de la Déclaration des droits de l’homme et 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, à la confirmation du débouté des demandes de l’UOIF et à sa condamnation à leur payer la somme de 10 000 € sur le fondement de l’article 472 du Code de procédure pénale;

En la forme,

Considérant que l’appel de l’UOIF, partie civile, est régulier et recevable;

Au fond,

Considérant que le Tribunal de grande instance a exactement et complètement rapporté la procédure, la prévention, le contexte et les faits de la cause dans un exposé auquel la Cour se réfère expressément;

Qu’il suffit de rappeler que:

– cinq associations, dont l’UOIF, ont par assignations en référé du 7 février 2006 demandé au président du Tribunal de grande instance de Paris de faire interdiction à la société éditrice de Charlie Hebdo de mettre en vente l’hebdomadaire dont la parution était prévue pour le lendemain;

– ces assignations ayant été déclarées nulles pour violation des prescriptions de l’article 53 de la loi du 29 juillet 1881, le journal Charlie Hebdo a publié, le mercredi 8 février 2006, un «numéro spécial» reproduisant entre autres les caricatures publiées dans un journal danois le 30 septembre 2005;

– la Société des habous et des lieux saints de l’islam (qui n’est plus dans la cause en l’absence d’appel de sa part et du Ministère public), puis l’UOIF ont alors fait citer les 18 juillet et 3 août 2006, Philippe Val, directeur de la publication du journal Charlie Hebdo et la société Éditions Rotative pour injures publiques envers un groupe de personnes à raison de sa religion, en l’espèce la religion musulmane, au motif que trois caricatures, la première en page de couverture, les deux autres en page 3, seraient injurieuses;

– le numéro spécial de ce magazine, qui est presqu’intégralement consacré aux «caricatures de Mahomet», non seulement reproduit les caricatures qui avaient été publiées le 30 septembre 2005 dans le journal danois le Jylland-Posten qui les avait commandées à douze dessinateurs, mais présente de très nombreux autres dessins, différents textes et articles de réflexion sur l’intégrisme musulman et sur la nécessaire liberté d’expression;

Considérant que la décision de relaxe prononcée par le tribunal qui, après avoir analysé les éléments constitutifs du délit d’injures, a constaté qu’il n’était pas caractérisé en l’espèce, est définitive; qu’il reste à apprécier si Philippe Val a commis une injure publique envers un groupe de personnes à raison de sa religion, ouvrant droit à réparation pour l’UOIF, partie civile;

Considérant que les trois caricatures incriminées sont, pour la première, du dessinateur Cabu, pour les deux autres, la reproduction de deux des caricatures publiées dans le journal danois;

Que la première, en page de couverture, montre un homme barbu, à l’évidence le prophète Mahomet, se tenant la tête entre les mains et disant: «C’est dur d’être aimé par des cons…»;

Qu’en page 3, l’une des caricatures est censée représenter le prophète Mahomet accueillant des terroristes sur un nuage et s’exprimant en ces termes: «Stop stop we ran out of virgins!», ce qui, d’après la partie civile, peut être traduit par «Arrêtez, arrêtez, nous n’avons plus de vierges»;

Que la troisième, toujours en page 3, est censée représenter le prophète Mahomet coiffé d’un turban détourné en une bombe au détonateur allumé;

Considérant qu’en substance, l’UOIF soutient que le tribunal a fait une inexacte appréciation de la cause en jugeant qu’aucun des trois dessins n’était injurieux envers la communauté musulmane au sens du droit sur la presse; qu’ainsi:

– la première caricature vise bien à stigmatiser l’ensemble de la communauté des musulmans – et non un ou des intégristes – en les présentant comme des «cons», expression outrageante;

– la seconde caricature relative aux vierges signifie que le nombre de musulmans terroristes est tel qu’ils sont désormais contraints d’attendre à l’entrée du paradis car le prophète Mahomet n’aurait plus de vierges à leur proposer; une relation directe est ainsi faite entre la religion musulmane et le terrorisme, puisque selon le Coran, celui qui accomplit certains actes de foi est promis au paradis à la compagnie de jeunes femmes vierges;

– la troisième caricature, qui est la plus choquante puisqu’elle assimile la figure traditionnelle d’un homme de religion musulmane, et en l’occurrence le premier de ceux-ci le prophète Mahomet, au terrorisme en laissant penser qu’est inscrit dans la religion elle-même, qui guide tout musulman croyant, le dessein de faire exploser une bombe dissimulée dans son turban, ne saurait être justifiée par la liberté d’expression;

Considérant que, de son côté, le prévenu fait valoir essentiellement que les injures à raison de la religion doivent être dirigées contre l’ensemble d’un groupe de personnes et non contre une fraction de cette communauté et qu’une expression – aussi outrageante ou dérangeante soit-elle – peut participer à un débat d’idées ou d’opinion; qu’en outre, la liberté d’expression doit prédominer sur la sensibilité religieuse sans qu’aucune communauté ne puisse revendiquer un traitement de faveur par rapport aux autres ainsi qu’il en a été jugé en droit interne comme en droit conventionnel;

Considérant que les premiers juges, avant d’examiner successivement les caricatures incriminées, ont à juste titre:

– rappelé le contexte de cette publication, en particulier les réactions parfois violentes qu’a provoquées à l’étranger la publication des caricatures au Danemark et le licenciement du directeur de publication du quotidien France Soir par le propriétaire du journal après la publication des caricatures le 1er février 2006, événements qui ont conduit Charlie Hebdo à les publier à son tour;

– relevé que Charlie Hebdo était un journal satirique qui avait, au cours des années, publié de très nombreuses caricatures mettant en cause les diverses religions et que le genre littéraire de la caricature, parfois délibérément provocant, participait de la liberté d’expression et de communication des pensées et des opinions;

– observé que la liberté d’expression valait pour les informations ou idées accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes dans une société déterminée, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent, ainsi que l’exigent les principes de pluralisme et de tolérance qui s’imposent particulièrement à une époque caractérisée par la coexistence de nombreuses croyances et confessions au sein d’une même nation;

– marqué qu’en France, société laïque et pluraliste, le respect de toutes les croyances va de pair avec la liberté de critiquer les religions, quelles qu’elles soient, et avec celle de représenter des sujets ou objets de vénération religieuse, le blasphème n’étant pas réprimé;

Considérant qu’au vu des pièces produites et des débats, la Cour relève en outre que:

– la première caricature, ainsi que le tribunal l’a jugé, vise d’autant moins l’ensemble des musulmans que le titre «Mahomet débordé par les intégristes», qui accompagne cette caricature, figurant en grand à gauche et débordant un peu sur le turban de l’homme qui pleure, désigne expressément les intégristes;

– la seconde caricature a été exactement analysée par le tribunal lorsqu’il constate qu’elle évoque clairement les attentats-suicide perpétrés par certains musulmans terroristes et montre le prophète leur demandant d’y mettre fin; là encore, la communauté musulmane dans son ensemble n’est pas visée mais seulement les musulmans terroristes;

– la troisième caricature, si elle peut choquer et susciter l’émoi comme en ont témoigné plusieurs personnes entendues en première instance, tel l’écrivain et universitaire Abdelwahab Meddeb ou le politologue Antoine Sfer, ne peut être comprise qu’à la lumière de l’ensemble du contenu du journal qui porte un regard critique non pas sur la communauté musulmane mais sur certains de ses membres qui, au nom de l’islam, pratiquent des actes terroristes à répétition; en effet, dès la page de couverture, Charlie Hebdo donne le ton en stigmatisant les intégristes par son titre et par l’image de la désolation qu’ils provoquent chez le prophète de l’islam, puis, tout au long des nombreux articles de réflexion et des dessins ou caricatures qui traitent du prophète comme des «dieux juif, chrétien et musulman», ce même journal souligne, avec son esprit satirique bien connu mais de manière argumentée, le danger des fanatismes religieux, de l’instrumentalisation de l’islam à des fins politiques et des atteintes à la liberté d’expression;

– aucun risque de confusion n’est créé entre les musulmans et les terroristes qui se réclament de l’islam pour perpétrer leurs crimes; au contraire, comme Élisabeth Badinter l’a exprimé devant le tribunal, la couverture de Cabu ne peut être lue par le lecteur que comme une volonté de tenir à part la religion musulmane de ceux qui se revendiquent d’Allah pour commettre des ignominies, que comme une façon de dire aux lecteurs «faites bien la différence»;

– les caricatures poursuivies comme toutes celles qui figurent dans ce numéro de l’hebdomadaire ont, par leur publication, participé au débat d’intérêt général sur la liberté d’expression mise à mal par la polémique, les intimidations et certaines réactions suscitées par leur diffusion dans le journal danois;

Considérant en définitive que ces caricatures, qui visent clairement une fraction et non l’ensemble de la communauté musulmane, ne constituent pas l’injure, attaque personnelle et directe dirigée contre un groupe de personnes en raison de leur appartenance religieuse et ne dépassent pas la limite admissible de la liberté d’expression – dont les restrictions prévues par la loi sont d’interprétation stricte –, garantie par le droit conventionnel et le droit interne;

Considérant en conséquence, que la décision du tribunal qui, à bon droit, a jugé que le délit d’injure qualifiée n’était pas constitué, sera confirmée et la partie civile déboutée de ses demandes;

Considérant que l’exercice d’une voie de recours ne peut, sauf circonstances particulières non démontrées en l’espèce, constituer un abus de droit;

Que la demande de dommages-intérêts pour procédure abusive formée par Philippe Val et la SARL Les Éditions Rotative sera, dès lors, rejetée;

Par ces motifs

Par arrêt rendu publiquement, contradictoirement à l’égard de Philippe Val de la SARL Les Éditions Rotative et de l’UOIF, après avoir délibéré conformément à la loi,

Vu l’arrêt de 23 janvier 2008,

Reçoit l’appel de l’UOIF,

Confirme le débouté de ses demandes,

Rejette toutes autres demandes.

Auteur:Louis-Philippe Gratton

J'espère que vous avez trouvé cet article utile et intéressant.

Si vous avez des commentaires ou des questions concernant les domaines de l'art, de la culture, des médias ou de la protection des données, contactez-moi !

Je suis avocat, docteur en droit et consultant en protection des données et vie privée. Consulter le site Services juridiques pour connaître mon expertise et apprendre comment je peux vous aider.